A l’affût de l’instant décisif cher à Cartier-Bresson, je goûte par-dessus tout les sorties solitaires où, plus à mon sens qu’au sein des manifestations de rue, l’imprévu se manifeste. Hors du flot canalisé, tour à tour grave ou mutine, la vie papillonne, il n’est que d’ouvrir les yeux pour la capter.
C’est invariablement l’émotion qui guide mon doigt vers le déclencheur. Parfois, lorsqu’une trop grande proximité avec un sujet humain me paralyse, l’inopportunité du geste, soudain dévoilée, suspend celui-ci, et s’enfuit à jamais la photo rêvée. Mes chasses photographiques sont parsemées d’occasions ratées.
Assis à même le bitume ou couchés sur des cartons, le nombre des sans-domicile-fixe n’a fait que croître au fil des ans. Quémandeuse ou assoupie, leur immobilité insulte le double flux des affairés, parfois court-circuitant l’élan d’un désir juché sur talons-aiguilles, mais l’aumône d’un regard, voilà tout ce dont elle est capable entre deux battements de cils.
Lorsque l’envie me prend de photographier l’un de ces exclus, me traversent deux sentiments contradictoires.
Une forme de culpabilité, tout d’abord, induite par ma fonction de voyeur à l’affût derrière l’objectif. Un voyeur privilégié, pourvu d’un toit et de suffisamment d’argent pour se payer le luxe d’un appareil qui enregistrera jusqu’au moindre pixel de l’infortuné avachi à dix pas.
Mais, avant tout, m’habite le besoin de témoigner.
Témoigner du sort de cette multitude fragmentée à chaque coin de rue. Témoigner que l’on dort à même le pavé de la plus belle avenue du monde, en ce pays. Témoigner que malgré leurs beaux discours, qu’en dépit de leurs promesses, nos gouvernants laissent prospérer la misère la plus crasse au seuil de leurs palais. Témoigner pour ces hommes et ces femmes que l’époque, impitoyable envers les faibles, ne cesse d’enfanter. Quitte à violer _ cruelle ambivalence _ ce qui leur reste d’intimité.
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