M’en allant visiter ma mère un certain mercredi de juin, je pensais faire ample provision d’images chat-oyantes comme il m’advient d’en quérir au détour d’une allée de ciment rouge ou à l’ombre bleue d’un cèdre du Liban. Au moins deux sont-ils à hanter les pelouses, noir et blanc de livrée, fins de gueule l'un et l'autre, l’échine pareillement souple, frère jumeaux dirait-on, n’était l’œil pelliculé du plus craintif, malheureux chat borgne à la photogénie aussi réduite que la vision, avant d’accourir de concert du plus loin qu’ils m’aperçoivent. J’eus beau sonder du regard chaque haut lieu de leurs sarabandes, je dus me faire une raison : c’est en vain que je m’étais encombré de mon téléobjectif favori, celui que je trimballe de manif en sous-bois, en quête, une même fièvre au cœur, du jet de lacrymo ou de l’envol d’un faucon crécerelle vers quelque lieu d’affût. Ainsi songeant, désabusé, m’en allais-je plus avant dans cette résidence où je vécus jusqu’à ma vingt-septième année, une résidence BCBG où il était malvenu de courir sur les pelouses, même le week-end et les jours fériés, alors qu’un « jardin d’enfants », justement, accueillait nos gambettes vite à l’étroit dans les 10 mètres carrés du bac à sable et sur les barreaux vert-de-gris d’une cage à poules prompts à les bleuir. De cette résidence, il me souvient avoir visité les soubassements en compagnie de quelques camarades, petite bande mixte sans autre ciment qu’un désœuvrement ponctuel. Un prénom me reste en mémoire d’un qui ne me portait pas en haute estime, le leader du groupe je crois bien, à se demander quelle miraculeuse bonté le fit m’y tolérer, mais les cœurs les plus durs sont parfois magnanimes. Subsiste en moi, ténu comme un songe, subtil comme un parfum, un souvenir parcellaire où le gris prédomine : gris bleuté du béton que léchait le pinceau d’une lampe de poche (l'avalait parfois une obscurité plus dense ; un délicieux frisson d'effroi me faisait alors ralentir. N'allais-je pas, inconscient que j’étais, buter contre le crâne d’un SS de la division Das Reich téléporté depuis le front de l'Est, la double rune de son casque étincelant sous mes yeux exorbités ? Grand lecteur de BD monochromes farcies de morts-vivants _ je les achetais avec le même plaisir coupable que, des années plus tard, au même endroit, une boutique plutôt miteuse tenue par un vieux couple à la dégaine d'épiciers d'après-guerre, ces revues dites « légères » dont la disposition toute en hauteur m'imposerait des contorsions inhumaines _ et de livres sur le nazisme, je gardais prêt à surgir un cri d’épouvante qui resta, Dieu soit loué, toujours enfoui dans ma poitrine), gris nappé d’ombre du sol où roulaient sous nos pieds les fragments de travaux très anciens, et puis, sur tout ce gris mémoriel, l’estampille écarlate d’une main d’ado, la main du chef en personne, la main du beau gosse à la mèche hautaine, badigeonnée d’incarnat avant d’être appliquée sur un mur de cave, près d’une porte blanche qui n’aurait jamais dû être ouverte, et ne le fut jamais plus. Trente-cinq ans après demeure, indélébile, la marque rouge façon Lascaux, signe ô combien mystérieux à qui ne fut pas de notre petite expédition, au début des années quatre-vingt.
Tout BCBG qu’elle fût, cette résidence connut son lot de drames ébruités dans la loge du concierge auprès de quelques privilégiés. Plus d’une fois je surpris une voiture sérigraphiée devant l'entrée 5bis, celle des chambres de bonnes louées à prix d’or, des chiottes sur le palier et des migrations cafardeuses. Surnommé « le négrier », l’un des proprios était peu regardant sur le confort de ses locataires. Qu’ils s’entassassent à trois dans neuf mètres carrés et y fissent la tambouille au mépris du règlement intérieur importait peu du moment qu’ils payaient. En revanche, interdiction formelle de faire sécher du linge sur l’appui de fenêtre. On n’était pas dans une cité du 9.3, que diable, et moins encore au Mali. Les apparences devaient être sauves, et irréprochable l'extérieur de ces dortoirs indignes. Cela dit, les migrants d’Afrique subsaharienne n’étaient pas les seuls à venir s’échouer à quelques encablures du bois de Vincennes. Issus de contrées a priori plus civilisées, d’autres y déposèrent également leur baluchon. Quant au contenu de ce dernier, mystère. Inavouable je suppose. Pour preuve, ce règlement de comptes qui laissa deux individus de type caucasien sur le carreau. D’où les pompiers, au petit matin, et des flics en plus grand nombre. Lorsque je me pointai tout frétillant devant l’entrée de l’immeuble, les macchabées avaient été évacués depuis un bon moment déjà. Seuls des scellés sur la porte d’une chambre semblable à dix autres indiquaient que du pas drôle s’y était accompli. Qui sait ? Peut-être un entrefilet dans Le Parisien avait-il relaté l'incident dès le lendemain, coincé entre les exploits de l’énucléeur de Roubaix et ceux du zoophile du Parc des Félins _ retrouvé dans l’enclos des lynx, le malheureux ne survécut pas à ses blessures _ , exploits autrement plus vendeurs qu'un double assassinat au sein de la mafia russe. A Marseille, ce genre de divertissement survenait quasiment tous les quinze jours, le grand public était blasé ; il réclamait du pittoresque et du croustillant, pas du banal et du réchauffé. Peu difficile en la matière, je m’en étais voulu d’avoir fait la grasse matinée et de ne débarquer qu'à la fin du film, au moment du générique. A ma décharge, nous étions dimanche, ce jour particulier où, aujourd'hui encore, lassés de tous leurs écrans et de leurs compagnons virtuels, les gamins s'en vont parfois s'ébattre au grand air, piétinant à grands cris les alentours tondus de frais d'une cage à poule désormais aux normes. Les plaisirs les plus simples sont éternels.
En ce mercredi de juin, vainement équipé pour la photo animalière, je tombai sur tout un bric-à brac entassé de part et d’autre de l’entrée numéro 1, l’une des rares à n’avoir jusqu’alors jamais fait parler d’elle (tout juste s’était-on ému, jadis, de la nonchalance d’une vieille femme à chignon dont les deux jardins, mi terrains vagues mi forêts vierges, s’épanouissaient à la va-comme-je-te-pousse au grand dam de ses voisins, lesquels durent accueillir son décès, quoique un peu tardif, avec un légitime soulagement). Sur près de dix mètres, dans un enchevêtrement surréaliste, s’étalait sans pudeur un magma comparable à ce qui s’offre aux yeux la veille du « passage des encombrants ». Le hic, c’est que nous n’étions pas dimanche, et que le trottoir où s’entassaient une fois par mois les rebuts de dix appartements était à cinquante mètres. Autant dire au diable. Un rapide examen me convainquit que la raison d’être de ce débarras était ailleurs. Tout avait été comme passé au charbon de bois, patiné de suie. Émergeant d’un tas de vêtements d’hiver, une rallonge électrique serpentait dans l’herbe. Un peu plus loin, un éléphant sculpté vacillait contre un meuble en osier. Et partout du papier noirci, liasses ou feuilles volantes, factures de gaz, avis d’imposition, et de l’intime au stylo-bille livré à l’indiscrétion du passant après avoir, peut-être, embué en d’autres temps d’autres yeux que les siens..
Penché sur ces reliques d’une vie dévastée, je me fis un devoir d’en capturer des bribes en plus ou moins gros plan. Le regard aimanté par des apparentements de circonstance, j’observai un univers fascinant comme dégueulé d’un squat, tout un chaos de formes, de couleurs, de matières, tout cela paisible vingt heures plus tôt, chaque objet naguère à sa place, sa juste place, l’éléphant sur un tapis indien, la lampe de poche sous la table du séjour, et toute une bibeloterie à présent sens dessus dessous, naufragée dans les plis d’un peignoir de bain ou perdue parmi les mots d’une peine inapaisable.
(Juin 2015 - Mai 2020)
Marianne
Et cette collection m’a particulièrement touchée et émue, tant par tes mots que par tes images.
Stéphane Barthe
Ayant incorporé ce texte au livre que je suis en train de terminer, j'en ai profité pour l'étoffer et l'arranger ;-)