Ce pourrait être un lieu de légendes, de celles qu’enfant nous écoutions en écarquillant les yeux, ou que, plus tard, nous imaginerions dans l’entrelacs de nos frustrations d’ado. Imagination souveraine. La pâte à modeler de nos songes se pliait à tous nos caprices. Le sol était-il glacé, pétillant de cristaux ? Ou pulsant à perte de vue d’une fièvre inconnue des hommes ? Quel que fût le panorama déroulé sous nos paupières, le baignait une clarté d’un autre monde, comme celle dont les défunts parfois nous entretiennent. Lumière diffuse. Distances abolies, proche et lointain mêlés. Souvent, aussi, sans que notre volonté y eût apparemment la moindre part, nous flottions à mi-hauteur, bras écartés, et sous la croix désinvolte de notre corps passait, hostile, une foule d’ombres muettes qui tentaient de nous happer. Toujours, nous réchappions. Échappée belle et tranquille. Dans l’usine à sortilèges, le danger chaque fois s’évanouissait. D’un décor à l’autre, nous redéfinissions à notre seul usage les lois du vol. D’arbres frôlés nous grisait l’entêtant parfum, et d’un fleuve aux affluents innombrables nous envoûtait la polychromie mouvante. L’instant d’après, nous pesions de tout le poids de notre allégresse sur les degrés d’un escalier princier. Suspendu sans commencement ni fin au-dessus des nuages, palpitant de mille présences invisibles et joyeuses, feux-follets, élémentaux, âmes nouvelles avides, sitôt créées, de s’étourdir dans les aléas d’un corps, il nous contait à sa manière l’ivresse d’une idylle toujours recommencée. (Le réveil, cœur battant, dans un lit où jamais nous ne fûmes deux autrement qu’en rêve, n’en était que plus douloureux. Mais où fuir, dans cette chambre mortuaire avant l’heure, notre ardeur que bridait un sort contraire ? Dormir, souvent, était la seule échappatoire.)
Ce pourrait être l’un de ces lieux mythiques où s’aventurer seul tient de la folie furieuse, l’un de ces lieux où le regard ne porte guère à plus de quelques mètres, où l’on chemine le souffle court, les jambes incessamment prêtes à se dérober sous le poids d’un corps en chute libre. Un lieu d’agonies lointaines, de bras inutilement tendus vers un ciel qu’aucun aéronef jamais ne sillonne, et d’appels tout aussi vains. D’écho en écho, s’étrangle la prière et s’atténue la plainte. Des mots que l’on croyait disparus, psalmodiés dans la touffeur pastel d’une chambre d’enfant, remontent. Un visage est penché vers le nôtre, bouche charnue, yeux noisette, cheveux bruns, un visage dont ne reste qu’une pâle esquisse aux contreforts de la mémoire. Mais la voix demeure, la voix que nous écoutions, jadis, nous parler de fées, de forêts profondes, d’animaux fabuleux, et que nous voudrions entendre à l’instant du dernier râle. Voix de l’Unique, de Celle entre toutes. Voix qui apaise et qui console. Hélas ! En ce lieu de glace et de pierre noire, où la dureté se conjugue à l’infini, nulle autre voix que la nôtre, ténue comme un soupir, de plus en plus faible à mesure que les heures passent, à mesure que s’assombrit le ciel tout au bout de ce couloir où nous gisons, boyau qu’un million d’intempéries creusèrent, opiniâtrement, sauvagement, comme si de toute éternité nous attendait ce piège ignoré de tous.
Ce pourrait être…
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