L'enfer du décor
Cinq jours après que se sont éteintes les festivités du 14 juillet, je ne peux que chaleureusement remercier, d’une chaleur tout estivale, celle des suées submergeant la digue des sourcils avant de piquer impitoyablement les yeux, les abrutis des deux sexes _ plus qu’en d’autres domaines, la parité, lorsqu’il s’agit de faire chier le monde, semble merveilleusement respectée _ lesquels, non contents de se redresser sitôt pressentie la première salve pyrotechnique, brandissent aussitôt, comme le diable sort de sa boîte, un portable en mode vidéo, histoire d’épater 6500 amis virtuels dont un certain nombre, à n’en pas douter, auront eu la même idée lumineuse, ces prothèses brandies, non pas discrètement, sans ostentation, mais avec une fièvre qu’aucune protestation individuelle n’est en mesure de juguler, et le plus haut possible, tant qu’à faire, le bras lancé vers les étoiles à s’en déboîter l’épaule. Dépassée d’un bon mètre, la rangée des trépieds ! Alignés sont-ils comme à la parade derrière la mélasse en goguette, un alignement tout militaire battu en brèche par l’hystérie collective de l’instantanée mise en ligne, sur les réseaux sociaux, de 6 secondes parkinsoniennes dupliquées d’un bout à l’autre du Champ de Mars. Les seuls à ne point trop souffrir de cette frénésie étant, bienheureux sont-ils, les médias encartés juchés sur une estrade, un privilège qu’un photographe municipal n’aura pas savouré comme il le méritait, puisque tout bénéfice, lorsqu’on est français, doit immanquablement être assombri d’une manière ou d’une autre, un bonheur sans nuage étant a priori suspect, ce photographe qui, une fois expirés les derniers applaudissements, remarquera, désabusé : « C’était vraiment la merde, y avait trop de fumée ».
Question fumée, je fus quant à moi davantage importuné par celle d’un cigare embouché dix mètres plus loin. C’est dire la grosseur de l’engin. Doté d’un flair de chien policier, je repérai l’indélicat dans la seconde. Il faisait partie d’un groupe d’emmerdeurs _ qui se ressemble… _ dont l’épicentre était incarné par un gaillard muni d’une perche à laquelle était fixée une caméra Go-Pro. Les images ainsi captées se retrouvaient illico sur son portable. Ah ! La magie du direct ! Posté, jovial et plein d’aplomb, face à la tour Eiffel encore revêtue de sa pétillance habituelle, il testa mainte fois son appareil, le bras levé dans toute son amplitude. Un enfant étrennant son nouveau joujou le 25 décembre n’eût pas eu l’air plus enjoué. Altière, la petite caméra oscillait bien au-dessus du magma humain tout occupé à vider les dernières bouteilles. Insensiblement, la nuit tombait, rendant les visages moins distincts, les gestes plus tremblés. Au fond des verres, les alcools se ressemblaient. Braqués vers la même ligne d’horizon, trente objectifs attendaient bien sagement qu’elle crépite et s’enflamme. Un frisson d’effroi parcourut la rangée des photographes rivés à leur trépied comme des servants de mitrailleuses. Certains, venus pour l’occasion du bout du monde, voyaient déjà, sur leur écran, la féérie concoctée par le Groupe F irrémédiablement parasitée, gâchée, bousillée par le surgissement inopiné, dans leur champ, de ce malencontreux appendice. Tentant le tout pour le tout, deux intrépides s’employèrent, une fois franchi l’espace surencombré qui les séparait du perchiste _ évoluer au plus épais de la jungle amazonienne ne doit pas être plus malaisé _ à lui faire entendre raison. L’un évoqua un enjeu professionnel lourd de conséquences s’il venait à foirer. Goguenard, son interlocuteur lui demanda sa carte de presse. Il ne l'avait pas sur lui. Ce sont choses qui arrivent. Le second parlementa longuement, patiemment, avec une ténacité qui forçait l’admiration, tandis que l’autre, sans se démonter, lui montrait les clichés extraordinaires capturés quatre mètres plus haut par cette innovation gracile et révolutionnaire, laquelle nous renverrait bientôt tous, avec nos foutus kilos de matos hors de prix, c’était couru d’avance, jusque dans la préhistoire de la photographie avec le daguerréotype et l’appareil à soufflet. A court d’arguments, le second photographe prit le même chemin que le premier, fendant la foule comme sur des œufs, avec moult contorsions du buste. Inutile, après cette déconvenue, de s’étaler dans les chips et la cochonnaille. Le perchiste eut-il pour autant partie gagnée ? On pourrait le penser. Mais c’était compter sans la réaction d’un troisième audacieux qui, devant tant de désinvolture et, disons-le tout net, d’irrespect pour celles et ceux qui se tenaient vaillamment debout depuis des heures sans l’appoint d’un verre de rosé, lui exprima sa désapprobation de façon beaucoup moins amène. L’homme, un métis taillé pour le demi-fond, était pourtant l’un des derniers venus, arrivée tardive qui avait fait grincer quelques dents, aucun espace ne pouvant plus, apparemment, être décelée dans notre confrérie. Illusion d’optique ! Non seulement il trouva une place, mais, miracle supplémentaire, il parvint à y loger deux trépieds qu’il accoupla avec du gros scotch, ce qui lui assurait une hauteur de visée insurpassable. Tout génial qu’il fût, cet assemblage ne lui permettait malheureusement pas de faire abstraction, là-bas, de la petite caméra, guillerette et aérienne au bout de sa tige. D’où sa colère. Une colère froide, maintenue _ mais pour combien de temps encore ? _ dans les rets d’une civilité de bon aloi. Je ne saurais hélas retranscrire les mots qu’il prononça, noyés pour moi dans le brouhaha ambiant, mais ils devaient être sacrément bien choisis, puisque le perchiste, tout sourire ravalé, ramena soudain son propre appareillage à de plus justes proportions. Ainsi s’en alla-t-il, au soulagement général _ les applaudissements n’étaient pas loin _ rejoindre la cohue des emmerdeurs anonymes, l’armée des ombres que distingua bientôt, une fois la Tour Eiffel parée de ses habits de fête, l’horripilant éclat, ridicule et bleuté, de 1000 écrans lévitant au-dessus des têtes.
(19 juillet 2015)
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