La naissance d'Icare ou l'atelier du peintre (août 2014)
Passer quelques jours chez Joseph Henz à Montbrun lorsqu’on vient comme moi de la ville, une ville certes un peu campagne, avec ses cossus pavillons ceinturés de jardins et ses furets fusant sous les portails à l’heure où les emplois précaires et décalés s’en vont, les yeux lourds encore d’un hachis de sommeil, quérir le premier RER _ un second, suivi d’un bus, sera souvent nécessaire pour rallier quelque zone industrielle que les avions survolent sans discontinuer _ faire halte dans les Causses, à cheval entre le Lot et l’Aveyron, c’est, plus que changer d’air, changer quasiment d’époque, se tenir en un hors du temps déserté par tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à un écran. Autant que je m’en souvienne, jamais un téléviseur n’a eu droit de cité chez Joseph. Le décervelage en 2D, ce n’est pas dans ses gènes. Ni dans sa culture. Une culture en trois langues sertie dans une bibliothèque qu’un menuisier de la région lui construisit sur mesure. A l’ombre du bois clair, Goethe et Joyce côtoient Giono en parfaite intelligence. L’on serait bien en peine, également, de trouver la moindre trace d’un ordinateur, même à disquette. En incessante recherche iconographique, Joseph aurait grand bénéfice, pourtant, à disposer d’une connexion internet. Bien qu’ils soient largement pourvus en livres d’art _ plus, sans doute, que n’importe quelle autre bibliothèque particulière de France et de Navarre _ ses rayonnages sont loin de pouvoir contenter son inextinguible curiosité.
Vivant moi-même sans télé depuis vingt ans, je ne fus pas trop dépaysé. En revanche, l’absence de poste de radio et, plus généralement, de tout appareil susceptible d’égayer l’ouïe des habitants du lieu, me médusa davantage. Que l’on puisse se passer d’un flash d’informations, et de sa litanie d’horreurs ressassées sans répit, je peux le comprendre. Mais de musique ? Joseph y serait-il donc insensible ? Point du tout. Mais il ne la conçoit que vivante. Un concert, sinon rien. Tout le reste est du réchauffé. Du sous-vide. Du sans âme. L’âme de la musique, Joseph s’en alla la goûter un soir, lors de mon séjour, dans la cour d’honneur d’un château de la région. Pour s’y rendre, nulle autre solution que de prendre sa voiture, et de sinuer entre chien et loup sur des routes qu’un chevreuil peut traverser à tout instant. Que Joseph ne raffole pas de la conduite automobile importe peu pour lui : l’âme de la musique est la plus forte. Il irait à pied, comme d’autres à Compostelle, s’il le fallait. Entre deux concerts, il chantonne. Des airs sans parole. Chansons de son pays ou fragments d’opéras, je ne sais. Du lever au coucher, par intermittence. Dieu soit loué, il ne siffle pas. Rien ne m’horripile comme les pinsons de quai de gare. Cette insouciance volatile, émise à tous vents, me met, je le confesse, les nerfs en pelote. Incapable que je suis d’expectorer la moindre note, cette aversion signerait-elle ma jalousie ? Je n’en jurerais pas. Je devrais alors, en toute logique, envier le coup de crayon de mon ami Joseph, et en prendre ombrage. Il n’en est rien.
Et ces sculpteurs damnés et marqués d’un affront,
Qui vont se martelant la poitrine et le front,
N’ont qu’un espoir, étrange et sombre Capitole !
C’est que la Mort, planant comme un Soleil nouveau,
Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau !
(La mort des artistes)
Les deux derniers vers de ce poème de Charles Baudelaire me vinrent immédiatement à l’esprit lorsque, ayant poussé mes pas vers le cloître des Billettes, un jour que je me promenais avec mon père dans le Marais, je m’étais retrouvé devant une petite peinture sans prétention qui m’avait pourtant scotché. Représentation stylisée d’un homme recroquevillé dans une cage en verre, un homme au profil en lame de couteau, à la peau mate, peut-être un indien d’Amérique, un paria assurément. Sa condition de reclus était tempérée par des excroissances jaunes et rouges au sommet du crâne, sortes de dreadlocks bicolores retombant en pluie à la façon d’une coiffe de carnaval… Ce n’est point tant la qualité picturale de cette œuvre qui m’incita à l’acheter, que l’adéquation parfaite de son sujet avec mon état d’esprit, mon état d’âme, mon état d’être supporté en un chemin de croix qui me paraissait alors sans remède. Dans le cadre si apaisant du cloître des Billettes, je voyais l’exact reflet de la prison à ciel ouvert où je me tenais, à une épaisseur de corde de la prostration totale, avec l’espoir que tout s’arrange, que tout s’achève, ô cet espoir comme un soleil bleu derrière la tête !
Cela fait presque trente ans que cet homme se tient ainsi, bras croisés, sur l’un des murs de mon studio. Je ne le regarde plus vraiment, ou alors en passant, quand l’envie d’un livre m’attire dans ses parages. L’émotion s’est tue qui m’en faisait un double, un frère, un reflet de détresse, assumée vaille que vaille. Trente ans d’une amitié avec Joseph, dont l’aspect épistolaire constitue la plus grande part. Entreposé dans les bas-fonds de ma bibliothèque, le tas de sa correspondance dépasse allègrement celui de mes feuilles de paie. Quand Joseph habitait Ivry-sur-Seine, nous nous voyions régulièrement. Grand marcheur, il me convia plusieurs fois à des randonnées en forêt de Fontainebleau. Il ne se contentait malheureusement pas de marcher : il grimpait aussi sur les rochers, des énormes, qui me foutaient un vertige insensé. Une fois, il fut bien obligé de rebrousser chemin pour tendre une main secourable à son piètre compagnon d’escalade tétanisé à cinq mètres du sol. Un précipice ne m’eût pas autrement épouvanté. Tandis que Joseph, mon aîné de trente ans, caracolait façon chamois dans les hauteurs, je me cramponnais à mon rocher comme une pitoyable moule. De ce jour date à n’en point douter, dans son esprit, ma réputation de chochotte. Mon sort fut définitivement scellé lorsque, invité une nouvelle fois à me joindre à lui, j’annulai ma présence le matin même sous prétexte qu’il tombait des cordes. Nous étions en automne, et je ne voulais pas attraper la crève. Joseph exprima tout le dédain que ma volte-face lui inspirait dans une missive où il me traitait de poule paradoxalement mouillée. Joseph a le sens de la formule. Nous restâmes en froid un mois ou deux, puis tout rentra dans l’ordre. Enfin presque : nous ne randonnâmes plus jamais ensemble.
La correspondance de Joseph est d’autant plus épaisse que s’y trouve une fois sur deux une gouache ou une encre de Chine sur papier cartonné. Études ou esquisses qui auront toujours, aux yeux du nul en dessin que je suis, l’aspect d’œuvres achevées. Année après année, Joseph décline inlassablement les thèmes qui lui sont chers et lui font comme une mythologie personnelle : le cirque, les oiseaux, l’astronomie, les rois mages… Et Icare, cet envolé magnifique, dont la trajectoire irraisonnée, puis la chute, l’habitent, que dis-je, le hantent depuis des lustres, quête obsessionnelle dont le point d’orgue fut une expo d’une semaine à Cahors, fin 2014. Lorsque je vins le visiter à Montbrun, l’été dernier, Joseph travaillait à une série de quatre dessins à l’encre de Chine, quatre futures cartes postales commandées par un éditeur de la région. Un jeudi, il m’autorisa à déambuler à ma guise dans son atelier, tandis qu’il travaillait. Monté sur un escabeau ou accroupi dans un coin, j’eus tout loisir d’œuvrer de mon côté, prenant bien garde de ne point faire choir les piles de cartons à dessin et les pots à confiture blindés de pinceaux. Au diable ma légendaire maladresse. Je me fis chat pour l’occasion. Esprit passager des lieux, j’assistai à la naissance d’Icare sur le papier Canson, un Icare bâti comme un gymnaste, un Icare aux ailes d’archange, et dont le vol éternellement recommencé nous est, malgré la mort en embuscade, invite au dépassement de soi.
(Août 2014)
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